Allocution de Patrick Demers (fils)
Prononcée le 12 février 2017 aux funérailles de Pierre Demers
J'ai cherché longtemps ce que je pourrais dire pour rendre hommage à mon père.
Il y a quelques années j’ai réalisé que j’étais la personne qui avait vécu avec lui pendant le plus longtemps. Et que je suis probablement celui qui le connais le mieux. Pourtant de tous les gens dont j’ai été proche il est celui que je comprends le moins. Mon père reste pour moi un mystère. En fait tout ce que je sais, tout que je crois savoir à son sujet, je l’ai inféré ou déduit plus que je ne l’ai appris de sa bouche. Il ne se livrait pas, ne parlait jamais de ces états d'âme ou de ses sentiments.
Par contre il était souvent choqué, même révolté par les discours et les actions de certains de nos politiciens et il exprimait sa frustration à leur égard sans aucune retenue.
Il vivait avant tout pour analyser et développer ses connaissances sur l‘univers qui nous entoure et pour agir. Quand on sait ce qu’on veut faire, quand on sait ce que l’on aime à quoi bon perdre son temps à comprendre pourquoi. On le fait, C'est tout.
Peu de gens ont dans la vie la chance de faire ce qu’ils aiment vraiment. Mon père l’aura fait et malgré certains obstacles il y est arrivé à force de détermination, d’entêtement et de lutte.
C’était un battant il vivait pour l'adversité. L’adversité le stimulait, le motivait. C’est là que sa vie prenait tout son sens. L’adversité et l'amour du savoir étaient les deux moteurs de sa vie.
En 1970-71 avec ma mère nous avons passé un an en Allemagne. Nous avons beaucoup voyagé durant cette année. Je me souviens qu’autour de Noël nous nous sommes retrouvés à passer les Alpes. On avait une toute petite auto blanche à propulsion. Je me souviens de la température qui baissait au fur et à mesure que nous montions, je me souviens de la neige qui est apparue sur la route d’abord timidement pour devenir de plus en plus en plus présente jusqu’à ce que l’on se heurte à une barrière contrôlée par un gardien dans une guérite.
Le gardien nous explique que le col est fermé, qu’il y a trop de neige, que seuls les véhicules munis de pneus cloutés ou de chaines peuvent passer. Nous, on avait des pneus d’été. Le gardien était déjà étonné que l’on ait réussi à se rendre jusqu’à lui, mais qu’aller au-delà c’était absolument impossible.
Impossible…. Voilà le mot qui stimulait mon père.
Je ne sais pas comment il y est arrivé, mais il a convaincu le gardien de nous laisser passer et tout en relevant la barrière le gardien nous avertit que c’est à nos risques et périls.
Nous voilà donc sur une route à peine plus large que l’auto était longue à longer un précipice dont je ne voyais pas la fin avec ma mère qui avait le vertige. Si au début rien ne semblait justifier l’avertissement du gardien après quelques kilomètres la neige s’est épaissie et la conduite est devenue de plus en plus difficile jusqu'à ce qu’éventuellement on se retrouve complètement immobilisé.
Mon père nous a alors expliqué que si on avait eu une traction plutôt qu’une propulsion on aurait passé (c’est là que j’ai appris la différence entre une traction et une propulsion) et l’idée lui est venue de transformer notre propulsion en traction. C’est-à-dire de retourner l’auto pour continuer le trajet en marche arrière.
Voilà donc qu’au risque de nos vies, sur une route étroite, enneigée, avec des pneus qui n’ont pas de prise dans la neige, au bord d’un précipice sans fin, il entreprend de retourner l’auto, avec à côté de lui ma mère en état de panique. Je me souviens du sentiment étrange de flotter dans le vide quand je ne voyais plus la route sous l’auto tandis que mon père manœuvrait.
Et ça a marché. On a passé le col en conduisant à reculons pour arriver à l’autre barrière qui fermait la route en sens inverse. Le gardien n’en revenait tout simplement pas que l’on ait réussi à passer avec des pneus d’été.
C’était ça mon père, les défis dits impossibles c’est ce qu’il l’attirait. Ce n'est pas pour rien qu’il a vécu jusqu’à cent deux ans.
C’était un aussi homme passionné. En plus de la physique, de la chimie et des mathématiques, il se sera intéressé à la peinture, la sculpture, la botanique, l’astronomie, la poésie et … à la dette de l'Ontario.
C'était un homme entêté … Alors ici j'en aurais long à dire ! Quand son idée était faite, il n’en changeait pas. Il y avait bien une petite fenêtre d’opportunité tandis que l’idée était en gestation, mais une fois faite il n’en démordait plus. Aucune évidence, aucun fait, aucune preuve aussi scientifique fut-elle, aucun argument, aucune discussion, engueulade, colère, crise ne pouvait y parvenir. Je le sais, je les ai tous essayés.
Il pouvait être enrageant, mais il avait chez lui une absence de malice, une naïveté et une candeur qui faisait qu’on ne pouvait lui en vouloir bien longtemps.
Oui, je l’aime mon père.
Une des raisons qui n’ont fait revenir de Californie c'est que j’avais peur qu’il nous quitte avant que j'aie pu le revoir et passer un peu de temps avec lui.
Ce que j’aurai retenu de lui…
L’importance de faire ce que l’on aime ou à tout le moins d’aimer ce que l’on fait.
Qu’à force de persévérance on finit toujours par arriver à un résultat!
Et que RIEN n’est impossible.